Et finalement, tout a chaviré… (3)

Article : Et finalement, tout a chaviré… (3)
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8 juillet 2020

Et finalement, tout a chaviré… (3)

Si vous n’avez pas encore lu les deux premiers épisodes, je vous invite à le faire avant de revenir sur cet épilogue. Retrouvez l’épisode 1 en cliquant ici ou l’épisode 2 en cliquant ici. 🙃

Crédit photo : Ange-Olivier ADO. Compte Instagram : @ange_shoot

C’est un peu lâche de ma part mais j’ai arrêté de me battre parce que je ne supportais plus de voir Maman pleurer. De là où je suis, je constate que ce n’est guère différent ; elle pleure toujours autant. Cependant le profond sentiment d’impuissance face à la situation a disparu de son visage, n’y laissant que tristesse et colère. Ah, vous vous demandez ce qu’il se passe, non ? Eh bien, je vais faire court : je viens de trépasser. Je suis mort quoi, décédé, pipe cassée, écrasée, c’est terminé… Bref !

Ne soyez pas choqués de mon manque de finesse ; il y a des choses qui ne changent pas, même après la mort. Et désolé de ne m’être pas présenté depuis le début hein : je m’appelle Adan, j’ai 23 ans – enfin, j’avais –  et bien entendu, j’écris ces lignes depuis l’au-delà. Il y a quelques petites heures, j’étais encore parmi vous mais comme vous pouvez vous imaginer, j’ai eu une sacrée journée. Je vous raconte…

Ce matin, je me suis réveillé à 9 h. Papa et Maman étaient déjà partis au service. Avec Jonathan mon frère jumeau (oui j’ai un frère jumeau), nous avions prévu la veille aller manger du bon Khôm chez une dame du coin. Le plan a été exécuté avec succès. Étrangement, c’était encore plus succulent que d’habitude. Si j’avais su que c’était ma dernière fois, j’aurais cédé aux caprices de mon estomac qui voulait bien une sixième, septième et peut-être huitième boule. Dommage.

Je devais rencontrer Anna aux alentours de 14 h pour la petite surprise dont je vous parlais l’autre fois. Comme vous le savez, je ne lui ai pas consacré énormément de temps récemment. J’avais enchaîné avec un stage dans un cabinet d’avocats de la place, donc je n’avais que les soirées et les weekends pour moi-même, les amis, la famille et elle. Logiquement, ces excuses à deux balles, les nombreux rendez-vous manqués et les annulations de dernière minute commençaient à la lasser de notre relation.

Avec la fin du stage, j’avais alors promis de rattraper le coup et l’opération devait commencer dès aujourd’hui. Elle en était contente, mais comme toute femme qui se respecte, elle a fait mine de ne pas croire un seul mot de ma ferme intention. Elle me sortit la carte du Saint Thomas avant d’ajouter qu’elle était certaine que j’irais même rendre visite à ses aïeux avant de penser à elle. Sur le coup, l’idée était de pointer du doigt le fait que je faisais passer tout le monde avant elle, mais quand on y repense là maintenant, c’est vrai que je suis beaucoup plus proche de ses aïeux.

Déterminé à respecter mes engagements, à 13 h 30 j’étais prêt. Je sors ma moto du garage lorsque Maman m’appelle. Elle me suggère de rester à la maison parce qu’il y a des manifestations en ville. Le quartier d’Anna n’est pas concerné donc je la rassure et je prends la route. Même si c’était le cas, même s’il y avait festival de gaz lacrymogène dans sa zone, je n’aurais pas pu me permettre de faire un nouveau faux bond à ma chérie. J’arrive à un carrefour, feu rouge. Feu vert, je démarre et en une fraction de seconde, je me retrouve en l’air, puis au sol. Un chauffeur pressé vient de me rentrer dedans après avoir brûlé son feu. Très vite, ça s’agite autour de moi. Je perds connaissance. Il est 13 h 47.

Je me réveille à 15 h 59. Je suis dans l’ambulance. Pourtant le lieu de l’accident était à moins de 2 km de l’hôpital. La douleur m’empêche de développer cette réflexion. Je souffre le martyre. J’arrive à l’hôpital, Maman et Jonathan y sont déjà. Elle est en état de détresse, il est calme et essaye de parler avec le personnel soignant. À travers le regard et les gestes de Maman, je comprends que mon cas est grave. Mon frère vient me dire de tenir bon, qu’ils feront le nécessaire pour me sortir de là, de ne pas le lâcher. Je pète un coup, comme pour lui dire que ce n’est qu’ainsi que je lâcherai. Il rigole avec les yeux imbibés de larmes ; je pense qu’il a compris le message. C’est mon jumeau après tout…

Le temps passe. Il est 17 h 19, je suis toujours dans un couloir de l’hôpital. Il n’y a pas de chambre disponible, on dirait. Jonathan est assis à côté, pensif, l’air perdu. La douleur est atroce. Maman ne cesse de supplier les gens en blouse de faire quelque chose. Ça discute mais toujours rien. Elle verse des tonnes de larmes. Je pense que d’ici demain elle va figurer parmi les causes des avancées du niveau de la mer. Son visage dit tout : douleur, impuissance, peur. Elle supplie le bon Dieu de m’épargner et de la prendre à ma place : « Pas mon Adan laa, Seigneur. Laisse le et prend moi à sa place laa ; j’ai déjà vécu assez longtemps, je peux partir à sa place, Papa. Fais quelque chose, je t’en supplie. »

Ma douleur physique s’estompe devant cette scène laissant pénétrer une autre encore plus grande, encore plus atroce. Je ne supporte plus de la voir ainsi. J’aurais dû l’écouter et rester à la maison. J’aurais dû. J’aurais dû lui dire « merci » plus souvent, j’aurais dû lui dire « je t’aime » plus souvent. J’aurais dû la faire rire plus souvent. Tellement de choses que j’aurais dû faire plus souvent.

Crédit photo : RunMotion Coach

Il est 18 h 23. Je n’ai pas tenu la promesse faite à Anna et à vous. Je pense que je ne vais pas tenir la promesse faite à Jonathan. L’état de Maman… Non c’est bon, je préfère m’en aller pour de bon. J’entends mon cœur battre, peut-être pour les dernières fois ? Je n’en sais rien. À même le sol de plus en plus froid, je vois mon sang qui coule encore. J’en perds mon sang-froid. Je m’agite. Je veux tenter un ultime appel à l’aide mais je n’ai pas de voix. L’indifférence des blouses blanches et bleues qui passent en se contentant d’esquiver ma petite flaque de liquide rouge me laissent sans voix. Tout à l’heure, j’étais quelqu’un, un frère, un ami, un fils. J’étais Adan, l’Adan d’Anna. Là je suis réduit à rien, si ce n’est à un inconnu parmi d’autres inconnus allongés dans un couloir. Je me calme. Ma décision est prise, je veux m’en aller.

Il est 18 h 51 quand Papa arrive. Le personnel soignant s’active enfin. Papa arrive de très loin. Apparemment, il a dû quitter le service, faire le tour des banques pour effectuer des retraits de sommes importantes. Les longues files d’attente ne lui ont pas permis d’arriver plus tôt. La lenteur de la connexion au niveau du guichet ne lui a pas permis d’arriver plus tôt. Le policier qui l’a arrêté parce qu’il a brûlé un feu orange (un feu qui passait du vert à l’orange) ne lui a pas permis d’arriver plus tôt. Il est arrivé assez tôt pour me voir lui sourire une dernière fois. Mais il était déjà tard pour me sauver la vie. À 19 h 14, je quittai le monde des vivants.

Voilà comment s’est terminée ma journée, et ma vie aussi d’ailleurs. Une pierre, deux coups. D’ici haut, j’ai vu le triste film de l’annonce de mon décès. Nul besoin de faire une description de l’atmosphère. Par contre j’ai vu aussi la doctoresse qui a annoncé la nouvelle rentrer dans une salle où elle s’est enfermée. D’un geste d’humeur, elle a foutu le bordel sur la table, s’est assise au sol, puis a éclaté en sanglots. Serait-ce le signe d’un ras-le-bol ? Aurais-je été le mort de trop pour sa journée, son mois, son année ? Peut-être qu’au final, l’indifférente n’est pas aussi indifférente qu’on pourrait penser et que le problème est ailleurs.

D’ici haut, j’ai pu voir Anna et les messages qu’elle m’a laissés ce soir :

  • 15 h 37 : Hmm
  • 17 h 01 : Adan, tu te fous de moi, ou bien ?
  • 17 h 20 : Tu te déconnectes oklm, tu ne te donnes même pas la peine de m’écrire pour me dire que tu ne viendras pas.
  • 18 h 33 : Franchement, c’est abusé. Tu sais quoi ? Toi et moi c’est fini.
  • 18 h 35 : Je me suis donnée tout entière à toi, je t’ai aimé de toutes mes forces mais regarde comment tu me traites ! Aucune considération… Les preuves d’amour sont rares comme les fois où tu changes de caleçon.
  • 18h 36 : En tout cas, vas crever en enfer, Adan. Bye !!!

Tout ce que je sais, c’est que ça va lui faire tout drôle quand elle va apprendre la nouvelle, surtout si elle relit son dernier message.


PS : Vous retrouverez ce texte sous le titre « Les mémoires d’Adan » dans mon livre intitulé « AMENYEO (Mes gens) », publié le 15 août 2020.


Couverture du livre

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Commentaires

Reine
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Ça m’a donné des frissons. J’ai pu voir en filigrane la mise en scène des divers problèmes qu’on rencontre chez nous, les manifestations, les chauffards, les problèmes des hôpitaux et j’en passe.
Ça se termine sur une note assez triste, mais c’est d’une réalité qui rappelle combien cette vie est courte, et combien nous ne maîtrisons rien jusqu’au dernier souffle. Belle plume .

mareklloyd
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Exactement tout ce que je voulais présenter à travers cette histoire. Un casier de Champagne pour cette brave dame siouplait...
Merci pour la contribution.

Wamo
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Et ces hommes en blanc et en bleu, qui se promène dans des hôpitaux, des cimetières...
Salut Marek, good job.

mareklloyd
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Merci le fraté !!!!

Eleonore
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Pourquoi une si triste fin?

mareklloyd
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Ahh très chère... Ainsi valse la vie, dirait un certain chanteur...

André
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Belle plume frère.

mareklloyd
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Merci fofo!!!

L
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" This is a modern fairytale ... no happy endings "

La partie que je préfère ! Bien écrite, mélancolique avec une pointe de légèreté et lucidité qui allège étrangement le tout

mareklloyd
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Malheureusement, ce n'est pas juste une 'modern fairy tale', très chère... C'est aussi une réalité vécue dans plusieurs coins du monde.
Merci d'avoir suivi du début à la fin.

Diane
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Une fin triste mais une belle histoire.
Bonne plume et bon humour.

mareklloyd
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En effet, il y a plus heureux comme histoire. Mais bon....
Merci beaucoup tata.

Elik
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Hum je sais mm pas quoi dire. Je ne m' y attendait pas du tout. C'est une fin triste cependant les réalités sont réelles. Nous ne savons pas de quoi sera fait le jour d'après. Merci d'avoir partager ta plume avec nous

mareklloyd
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Merci beaucoup la miss... En effet, les réalités sont réelles.

Rita
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Nicely done ✔

mareklloyd
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Merci la Miss... Reviens nous voir plus souvent. Hehehe

Audrey
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Well done guy. Par quel génie, l'improbable histoire d'amour entre Adan et son Anna, a débouché sur des questions sociales qui sont légion sous les tropiques. Tout y est. Émotion, réflexion et bien plus. Nous réservons un accueil chaleureux à Amenyo.

mareklloyd
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Merci Audrey, merci merci. Rendez-vous très bientôt.

Kabwe
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Une belle trilogie, tu es la "la plume d'or", je le reconfirme.

mareklloyd
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Ohh Yaya, merci beaucoup!!!

Alice elvire
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Belle plume fréro.
Triste réalité.

Laurent
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Humm,un peu triste à la fin

mareklloyd
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Yeah cousin...